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Chroniques
Les nègres
opéra de Michaël Levinas
Sur une ouverture de grande sophistication, les chanteurs posent à l’avant-scène dans des attitudes figées. Peu à peu, ils s’animent, se dérouillent. La pièce commence... puis ne commence pas ! Plusieurs fois de suite. Après de multiples faux départs, quelques-uns vont rejoindre le monde d’en haut d’où, juchés sur une détestable intouchabilité, ils pourront jauger la vermine du monde d’en bas. Un crime a été commis et doit être reconstitué afin qu’on en juge l’auteur... de prime abord. En réalité, un crime se prépare, bientôt commis durant le spectacle.
Le moment viendra où ceux d’en haut descendront, où les noirs grimés en blancs retrouveront le noir initial, et ainsi de suite, dans un savant jeu pervers, cher à Jean Genet, que la mise en scène de Stanislas Nordey ne satisfait guère par une bipolarité qui reste illustrative et superficielle, qui passe à côté du texte. L’artifice des perruques, des dentelles, des redingotes, etc., y vient évoquer la suffisance d’une classe de colons qui s’invente des titres nobiliaires ronflants dans les îles lointaines, mais demeure uniquement spectaculaire, comme bien d’autres trouvailles qui se consument d’une telle évidence qu’on s’étonne de n’avoir pas à s’en étonner.
Si la déception est grande quant à la réalisation scénique, l’œuvre impose une exquise finesse, usant d’alliages timbriques fort travaillés, inventant même des timbres totalement nouveaux. Quel raffinement dans les strates sonores, les moires, le tissu général ! Une telle complexité demande qu’on puisse la réécouter bientôt, avec une concentration plus grande, sans plus avoir à regarder la scène.
Car la lecture de Bernhard Kontarsky dessert la fascinante partition de Michaël Levinas dont elle rend trop peu compte de la délicate broderie à la sous-tendre. Résultat : une sorte de terne boule d’argile qui égalise à un seul dénominateur les différents plans sonores, dans l’opacité de laquelle ne se distinguent que peu d’évènements musicaux. Avec un plateau vocal plutôt inégal, qui offre une Reine au timbre acide et aux intervalles approximatifs (Wendy Waller), un Archibald (Joseph Damian Ortiz Garcia) beaucoup plus crédible, doté d’une couleur intéressante, cette création des Nègres est loin de rejoindre ce que nous en attendions. Cela dit, il conviendra d’en relativiser le désagrément : par le passé déjà, bien des compositeurs n’ont pas rencontré la première idéale. Le plus important est que l’œuvre ait été écrite, qu’elle existe, qu’on l’ait jouée, quand bien même avec ces carences-là.
Sans doute une réalisation plus probante viendra-t-elle couronner de succès le fort beau travail de Michaël Levinas qui ouvre de nouvelles voies aux recherches de ses contemporains. Pour ceux qui ont entendu ses précédentes pièces – pour la scène (La conférence des oiseaux, Go-Gol) ou pour instruments (avec ou sans électronique) –, l’univers du compositeur est bien là. Les éléments qui le constituent semblent transmuter vers un ailleurs musical encore plus riche et mystérieux. L’objet n’étant pas des plus simples, l’on imagine que son appréhension plus approfondie entraînera le mélomane dans un labyrinthe qui saura l’inquiéter, le déstabiliser, autant que l’élever, le ravir. Malgré les quelques réserves circonstancielles émises ci-avant, nous garderons un excellent souvenir des Nègres.
BB